«Gaza, une guerre coloniale»

Entretien avec Stéphanie Latte Abdallah et Véronique Bontemps conduit par Ryan Tfaily

Parmi la littérature prolifique qui tente d’analyser la guerre génocidaire en cours à Gaza, l’ouvrage co-dirigé par Stéphanie Latte Abdallah, historienne et politiste, directrice de recherche au CNRS, et Véronique Bontemps, anthropologue, chargée de recherche au CNRS, intitulé Gaza, une guerre coloniale (Actes Sud, 2025) se distingue par la profondeur historique et politique qu’il donne aux événements, et la place de choix qu’il accorde aux auteurs palestiniens et originaires du Moyen-Orient. La somme décrypte les multiples facettes de la guerre en cours, à partir du paradigme du colonialisme de peuplement qui structure désormais les études palestiniennes. En mobilisant diverses disciplines, et en croisant les regards – anthropologique, géopolitique, juridique, économique et politique -, le livre parvient à saisir les ruptures mais surtout les continuités à l’œuvre dans l’écrasement de Gaza. Dans cet entretien, les deux coordinatrices de l’ouvrage reviennent sur les concepts en jeu, les défis méthodologiques et l’état de la recherche sur la Palestine à l’heure du génocide à Gaza.

1) Pouvez-vous revenir sur le paradigme colonial que vous mobilisez dans votre ouvrage, tant à la fois sur sa pertinence historique, sur ses apports dans l’analyse de l’offensive en cours contre Gaza, sur l’importance de le faire figurer dans le titre de l’ouvrage et sur sa réception dans l’arène académique française ?

Véronique Bontemps : Il était important que le terme « colonial » apparaisse dans le titre de l’ouvrage, pour asseoir directement la perspective théorique dans laquelle nous nous situons. Avant que des voix de la recherche issues du monde occidental ne s’emparent de cette notion, bien des chercheurs palestiniens avaient mobilisé cette notion de « colonial » pour caractériser leur situation.

Ce paradigme s’inscrit dans la littérature théorique portant sur le colonialisme de peuplement (en anglais, settler colonialism). À la différence d’un colonialisme plus classique, qui s’appuie sur des logiques d’exploitation, le colonialisme de peuplement repose sur l’installation durable des colons sur les terres. Le colonialisme de peuplement vise à prendre le contrôle des terres, à asseoir une souveraineté, et à expulser la population autochtone, pour la remplacer par les colons. Ce transfert d’autochtonie est continu, comme le résume la formule célèbre de Patrick Wolfe, historien britannique qui fait référence dans ce champ : « L’invasion est une structure, pas un événement ».

L’un des apports de ce prisme consiste à extraire la question palestinienne d’une forme d’exceptionnalisme dans lequel les sciences sociales l’ont longtemps enfermée, en autorisant des comparaisons avec d’autres cas de colonialisme de peuplement dans le monde (avec, par exemple, ceux qui ont été appelés « les États colons blancs du nouveau monde », à l’instar des États-Unis, du Canada ou de l’Australie).

Bien qu’il soit pertinent pour penser le cas israélo-palestinien, ce paradigme n’est pas mobilisé de manière rigide, chaque situation coloniale ayant ses propres spécificités, locales et temporelles, qui doivent être travaillées.

Stéphanie Latte Abdallah : L’étude des usages historiques de cette notion dans différentes arènes fait apparaître des (dis)continuités intéressantes à caractériser. A la fin du XIXème siècle, les premiers sionistes, notamment Théodore Herzl, se réclamaient du colonialisme, de même que certaines institutions sionistes portaient le nom de « colonial ». Pendant les années 1930, côté sioniste, la terminologie évolue : apparaît l’expression « guerre d’indépendance », revendiquant une émancipation par rapport à la domination britannique sur la Palestine mandataire. Côté palestinien, à partir des années 1960, le centre de recherche associé à l’OLP emploie très vite le terme « colonial » pour caractériser la situation en Palestine. De même, dans le monde juif ou israélien, certains intellectuels étudient rapidement la colonialité du sionisme, à l’instar de Maxime Rodinson, intellectuel français juif, qui a publié son fameux article en 1967, « Israël, fait colonial ».

Le moment d’Oslo, dans les années 1990, brise cette perspective, en entérinant le paradigme d’un « conflit » entre deux parties, soi-disant symétriques, qu’il faudrait résoudre. Le prisme colonial revient ensuite au début des années 2000, notamment dans le champ anglo-saxon qui popularise l’usage du settler colonialism, dont a précédemment parlé Véronique Bontemps. Dans le champ francophone, la réception de cet outil demeure mitigée – même si cela évolue. Il y a d’ailleurs un paradoxe : la réception du prisme colonial pour penser la question israélo-palestinienne demeure mitigée, au moment même où l’on assiste à une expansion coloniale d’Israël inédite dans son ampleur. Le colonialisme est à nouveau revendiqué par les autorités israéliennes, qui parlent par exemple de « Nakba 2023 » et assument totalement leurs projets d’expulsion.

Il est souvent reproché à ce paradigme une forme d’anachronisme, ce à quoi nous répondons que le colonialisme de peuplement en Palestine a ses propres spécificités liées à sa contemporanéité. Il est imbriqué à la fois avec des dynamiques économiques néolibérales, et avec des dynamiques postmodernes de gestion des frontières et des mobilités dans un espace global. Il s’appuie aussi sur les nouvelles modalités de gestion des frontières que l’on peut voir dans d’autres contextes.

Poser clairement ce terme dans le titre de l’ouvrage comporte également un enjeu politique, alors que les espaces médiatiques et politiques refusent encore l’emploi du terme « colonial ». Cet outil heuristique dans les sciences sociales permet d’avancer dans la compréhension de ce qui se joue, et donc aussi dans un possible règlement politique.

2) Votre livre se place dans une temporalité particulière : la volonté d’inscrire l’histoire en train de se faire dans un temps long, tout en évoquant un futur amputé et incertain, notamment avec le concept de « futuricide » à Gaza proposé par Stéphanie Latte Abdallah. Comment faire travailler les sciences sociales dans cette temporalité si particulière ?

Stéphanie Latte Abdallah : Ce travail s’est en effet avéré complexe, car les sciences sociales ont généralement plus de recul pour penser une situation. La plupart des articles, toutefois, documentent la guerre tout en la faisant sortir de l’événement et en l’inscrivant dans quelque chose de plus structurel. Bien qu’on assiste à une déflagration inédite dans son ampleur, sa brutalité et ses conséquences, cet état de conflictualité ne peut être envisagé uniquement comme une suspension, une déviation par rapport à un cours qui serait « normal » des choses. La vie dans la conflictualité existe depuis longtemps : il y a un vrai enjeu à penser les vécus politiques et sociaux dans la guerre.

La notion que je propose, celle de « futuricide », est reliée au colonialisme de peuplement et à l’expression de « Nakba continue ». Elle décrit la manière dont le gouvernement israélien cherche à agir sur le futur des Palestiniens, avec un processus d’effacement, mais aussi à imposer une futurité coloniale. Le gouvernement israélien projette sur les Palestiniens un futur dystopique, en monopolisant la conversation sur le futur de Gaza, avec son allié Donald Trump. Bien qu’ils soient difficilement réalisables, le plan de Donald Trump d’une « riviera » sans Palestiniens et le « plan Gaza 2035 » de Netanyahou occupent la conversation et participent à placer les Palestiniens dans une incertitude radicale quant à leur avenir, d’où la notion de « futuricide ».

Cette guerre génocidaire a ainsi la particularité de renvoyer les Palestiniens à des souvenirs traumatiques, ceux de la Nakba, tout en intensifiant le présent, qui devient infini, mais aussi en contrôlant le futur. Tout l’enjeu, alors, est d’en sortir et de ne pas se résoudre à cette futurité coloniale qui s’impose.

Véronique Bontemps : Concernant la méthodologie, et la question de savoir comment donner à comprendre une histoire en train de se faire, il faut rappeler que les processus en cours s’inscrivent dans une continuité. Ceci aide à l’élaboration de la conceptualisation. Le futuricide, même s’il se trouve radicalement intensifié en ce moment, est inclus dans le projet colonial.

D’ailleurs en Cisjordanie, à bas bruits, on assiste aussi à un futuricide au quotidien, avec l’intensification de la colonisation, les opérations de l’armée israélienne et les transferts administratifs qui signent une annexion galopante.

3) Il y a l’écrasement et le processus colonial, mais il y a aussi des formes de résistance ordinaire de la part des Palestiniens, même pendant la guerre. Comment les sciences sociales, et votre ouvrage en particulier, peuvent-elles articuler écrasement israélien et agentivité palestinienne ?

Stéphanie Latte Abdallah : Il ne s’agit pas d’un programme de recherche difficile à mener, tant la vitalité de la société civile palestinienne se perpétue. Avant même les massacres à Gaza, il y avait une multiplicité de formes de résistances. J’ai notamment travaillé sur les résistances économiques et écologiques en Cisjordanie. Cette résilience s’est toujours exprimée politiquement, mais aussi à travers des alternatives citoyennes, des productions artistiques, poétiques. Depuis la guerre à Gaza, c’est plus complexe, car l’écrasement volontaire réduit les Palestiniens à leurs besoins les plus élémentaires, dans un contexte de siège terrible.

Dans notre ouvrage, l’article de Muna Dajani et Omar Jabary Salamanca, « Cultiver la vie pendant la Nakba », cherche à rendre compte de la persistance des résistances face à l’effacement. C’est aussi un article performatif : les mots mêmes visent à empêcher le futuricide.

Durant la guerre, on continue à observer des formes de résistance qui signalent que les Palestiniens ne veulent pas quitter leurs terres. Pendant la trêve, malgré la volonté affichée du gouvernement israélien de dépeupler le Nord de Gaza, 400 000 Gazaouis sont rentrés chez eux. On voit que les municipalités à Gaza sont toujours actives, cherchent à reconstruire des réseaux d’eau, d’électricité, etc. Enormément de productions poétiques nous parviennent depuis Gaza. Sur les réseaux sociaux, beaucoup de Palestiniens s’expriment dans des formes poétiques, comme s’ils cherchaient à substituer de la beauté et du possible, un autre imaginaire à l’imaginaire dystopique qui est projeté.

Il est impératif de ne pas réduire les Palestiniens à de simples sujets humanitaires attendant de l’aide. Dans une telle situation de guerre, la vie quotidienne demande une inventivité, une créativité afin de trouver en permanence des solutions.

Véronique Bontemps : En tant que chercheuses, nous sommes sur une ligne de crête : on doit à la fois montrer les structures auxquelles sont soumis les individus, mais en même temps leur agentivité. Il existe un slogan connu en Palestine : « Exister, c’est résister ». Ce n’est pas qu’un slogan : chaque forme d’existence est en soi une forme de résistance. Cela passe beaucoup, comme l’a dit Stéphanie Latte Abdallah, par les réseaux sociaux. On peut penser aussi à ces « parkouristes » amputés qui se filment en train de faire du « parkour » dans les ruines.

Dans les articles qui nous parviennent de Gaza, ce qui est très frappant, c’est la documentation de la vie quotidienne pendant la guerre. On voit clairement des formes de solidarité, des réseaux de voisinage se mettre en place, qui contredisent une vision déshumanisante réduisant les Palestiniens à des êtres passifs n’attendant qu’une aide humanitaire extérieure.

Stéphanie Latte Abdallah : Concernant la dimension politique, les ingrédients pour une solution politique perdurent. Il y a bel et bien, côté israélien, une volonté d’effacement d’un peuple ; mais la société politique palestinienne existe encore. Pas seulement à Gaza, mais aussi en Cisjordanie et dans la diaspora, où beaucoup de personnes travaillent à des renouveaux politiques.

4) Votre livre contient un article écrit par Amélie Ferey concernant la société israélienne face à la guerre. Quel est l’enjeu à faire travailler de concert les études palestiniennes et les études israéliennes critiques, celles qui prennent en compte la dimension coloniale d’Israël et du sionisme ?

Véronique Bontemps : Une première remarque : notre livre ne contient pas seulement un chapitre sur la société israélienne, mais deux, le deuxième étant celui d’Antoine Shalhat sur les Palestiniens d’Israël. Cet article nous dit aussi quelque chose de la société israélienne. Si je dis cela, c’est parce que les Palestiniens de 1948 sont aux avant-postes pour élaborer des études israéliennes critiques, en tant qu’observateurs privilégiés de la société israélienne.

Depuis longtemps, les études palestiniennes et les études israéliennes critiques travaillent ensemble et dialoguent, surtout depuis vingt ans. Il y a par ailleurs toute une tradition palestinienne d’études israéliennes. Le centre de recherche palestinien à Beyrouth contenait toute une partie de travaux en arabe qui portaient sur la société israélienne.

Stéphanie Latte Abdallah : Il y a aussi le centre Madar : the Palestinian forum for Israeli studies, qui est basé à Ramallah et à Jérusalem. Il nous semblait important de rendre compte de tous les acteurs de cette guerre, la société israélienne étant concernée. Nous ne sommes pas non plus rentrées dans un dialogue total avec les études israéliennes critiques, car nous avions déjà beaucoup d’entrées pour comprendre les multiples facettes de la guerre.

Il est évident, néanmoins, qu’il faille faire dialoguer les études palestiniennes et les études israéliennes critiques, afin de construire des régimes de véridicité communs et des consensus historiques. Ce travail s’effectue depuis longtemps, grâce aux travaux de sociologues israéliens critiques du sionisme, comme Gershon Shafir ou Baruch Kimmerling, ou à ceux des nouveaux historiens israéliens qui, sans être tous critiques du sionisme, ont permis d’appuyer la validité de ce que disaient déjà avant eux historiens et réfugiés palestiniens concernant la Nakba.

Dans notre ouvrage, nous avons cependant insisté sur la nécessité de faire parler en priorité des auteurs palestiniens, notamment car les voix palestiniennes ont été extrêmement peu entendues dans l’espace public. Il est nécessaire de ne pas non plus tomber dans l’écueil d’attendre une forme de validation des études israéliennes critiques avant de pouvoir avancer des concepts dans le débat public, sauf à être dépendant d’une « permission to narrate » que critiquait Edouard Saïd : l’injonction à faire valider toute parole palestinienne préalablement par une parole israélienne.

5) Votre ouvrage consacre un chapitre entier au traitement médiatique occidental de la guerre génocidaire en cours. Depuis le mois de mars 2025 au moins, on observe néanmoins un changement de ton médiatique, qui insiste désormais sur une « tragédie humanitaire » à Gaza. Comment analysez-vous cette forme d’humanitarisation de la guerre génocidaire ?

Véronique Bontemps : La vision humanitaire est paradoxalement déshumanisante, en plus d’être dépolitisante. Elle donne à voir des sujets qui sont tués à la voix passive, comme s’il s’agissait d’une catastrophe humanitaire, sans aucun criminel qui perpètre les massacres.

Ce type de discours a pour fonction de déresponsabiliser Israël, ou de faire porter la responsabilité des crimes uniquement sur l’individualité de Benyamin Netanyahou.

Par ailleurs, la question humanitaire est totalement instrumentalisée par les autorités israéliennes, avec la fondation états-unienne mise en place à Gaza, qui organise ouvertement le chaos.

Stéphanie Latte Abdallah : L’humanitarisation de la question palestinienne ne date pas d’aujourd’hui. Après la Nakba, dans les années 1950, les représentations de l’UNRWA et des organismes de la Croix-Rouge montraient clairement des sujets victimes d’une forme de fatalité, une catastrophe naturalisée, sans responsables ni acteurs, réduits à demander de l’assistance humanitaire.

Il y a eu ensuite un investissement politique de l’UNRWA par les Palestiniens, qui ont placé au cœur de l’organisme la question du droit au retour des réfugiés. Peu à peu, l’UNRWA est devenue une vraie administration, celle qui emploie une majorité de Palestiniens et qui est la plus à même de distribuer l’aide humanitaire à Gaza. Ceci explique les lois votées par le Parlement israélien à l’encontre de ses activités sur le territoire israélien à l’automne dernier. Cela fait déjà plusieurs années que les gouvernements israéliens voulaient marginaliser l’UNRWA, tant elle représente le droit au retour et la possibilité d’une forme d’autonomie pour les Palestiniens.

Finalement, Israël a imposé un nouveau système humanitaire militarisé, qui est une arme de guerre à part entière, permettant à la fois d’épargner à Israël des critiques de ses alliés concernant le blocus total mis en œuvre à Gaza, tout en avançant sur les processus d’effacement et de nettoyage ethnique des Palestiniens.

Certains discours, qui réduisent les Palestiniens à des sujets humanitaires sans agentivité, participent à cette stratégie d’instrumentalisation guerrière de l’humanitaire. Ce discours sur l’humanitaire est d’autant plus problématique que Gaza était un espace palestinien avec une certaine forme d’autonomie économique et alimentaire, surtout avant 1948, loin de cette vision d’un terrain de guerre et sous perfusion humanitaire.

Pour repolitiser cette focalisation médiatique humanitaire, les articles de notre ouvrage proposent par exemple de replacer les événements dans un contexte plus large, de montrer quelles formes de vie étaient possibles à Gaza avant le colonialisme israélien. Il faut surtout employer les termes que la justice internationale utilise pour nommer ce qu’il se passe à Gaza, sans tout le temps réduire la guerre en cours à une « catastrophe humanitaire ».

6) Votre ouvrage mobilise justement le qualificatif de « génocide ». En quoi la guerre à Gaza est une forme de génocide contemporain ?

Stéphanie Latte Abdallah : Nous nous appuyons en effet sur les décisions de la Cour internationale justice qui ont demandé à quatre reprises, de janvier à mai 2024, des mesures conservatoires pour éviter un « risque de génocide », sans qu’aucune de ces mesures ne soit appliquée. Il existe désormais un large consensus, de la part des juristes et des historiens, pour qualifier la guerre en cours de génocide, d’autant que le personnel politique israélien ne cache aucune de ses intentions, ni celle de provoquer une nouvelle Nakba, ni celle d’éradication.

Mais ce génocide est aussi contemporain de son époque, car il fonctionne autour de l’intelligence artificielle. Il s’appuie sur une technicisation, sur une forme de technologisation de la mise à mort des Palestiniens. L’usage documenté de logiciels d’intelligence artificielle, conçus pour maximiser les morts civiles, permet cette démultiplication de la mort à échelle industrielle.

7) Dans l’introduction de son chapitre, le juriste Johann Soufi évoque la manière dont le génocide en cours à Gaza a ébranlé sa foi dans le droit international. Qu’en est-il de vous et de vos travaux ? Quelles perspectives de recherche vous semblent-elles pertinentes dans cette actualité insupportable et à l’avenir ?

Véronique Bontemps : Cela fait vingt ans que je travaille sur la Palestine, et que je me dis que rien ne peut être pire, alors que la situation ne cesse d’empirer. Il existe évidemment des moments de désespoir, mais les sciences sociales ont un rôle majeur à jouer dans la situation. Cela peut paraître dérisoire d’écrire un livre dans la période actuelle ; pourtant, ce type d’ouvrages est aussi une manière de redonner leur humanité aux Palestiniens.

La question de la Palestine a aussi clarifié les rapports entre engagement et sciences sociales. Nous avons dû encore plus défendre notre position scientifique, celle-ci étant disqualifiée par certains qui nous traitent d’idéologues.

En ce qui me concerne, j’ai toujours envie de continuer mes recherches en anthropologie sur le travail et le vécu des personnes, même si l’accès au terrain est de plus en plus difficile.

Stéphanie Latte Abdallah : Après le 7-Octobre, je m’attendais évidemment à une riposte terrible de la part de l’armée israélienne, mais je n’imaginais pas qu’elle irait aussi loin. Cette situation m’a donné le sentiment de devoir encore plus articuler recherche et formes d’engagement. Ce lien existait déjà, mais il est devenu encore plus fort. Il induit des questions scientifiques complexes. Il est en effet important de conserver notre positionnalité scientifique, ce qui n’est pas toujours compris par le champ militant, car on attend des sciences sociales, en particulier dans des moments terribles comme celui-ci, qu’elles s’alignent en permanence sur le mouvement militant.

Le monde militant et le monde scientifique sont des écosystèmes qui travaillent en parallèle, avec des circulations entre les deux, ce qui permet de faire avancer les choses, même si évidemment on n’a pas le sentiment que cela avance beaucoup.

La question de la Palestine et singulièrement celle de Gaza travaillent aussi plus généralement l’ordre international et l’État de droit, la démocratie chez nous. L’anéantissement de Gaza est le nom d’une domination extrême, connectée à un système néolibéral et à des technologies meurtrières. Si on ne résiste pas à cet écrasement, il me semble absolument certain qu’il sera suivi d’autres écrasements. (Entretien publié sur le site Yaani le 23 juin 2025, reproduit avec leur accord)

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